Le terme « les poteaux » retrouvera-t-il un jour son sens d’avant 2001 ? Cette année-là débarque, plutôt discrètement d’ailleurs, une nouvelle émission de TF1 tournée sur une île de Thaïlande : Koh-Lanta. Vingt ans plus tard, TF1 continue de battre des records d’audience avec son jeu d’aventure et célèbre sa réussite exceptionnelle avec une édition spéciale intitulée, fort modestement : « La Légende ». En vingt ans, Koh-Lanta est devenu bien plus qu’une émission télé et a imposé son vocabulaire – l’épreuve des poteaux, le collier d’immunité, le totem, la sentence irrévocable…- et sa grammaire – le feu de camp, la réunification, les épreuves de confort…- dans de nombreux interstices de notre vie quotidienne.
Des politiques ont ainsi souvent repris des termes empruntés au jeu, des organisateurs de goûters d’anniversaire ou de mariage réutilisent les épreuves de l’émission, des formations RH en entreprises utilisent les « valeurs » de Koh-Lanta.
« C’est la palme à l’ancienneté »
« Que Olivier Véran dise qu’il n’y a pas de totem, que Rachida Dati dise dans un débat qu’elle n’a pas de collier d’immunité… Koh-Lanta est entrée dans le vocabulaire commun et dans l’esprit des gens », constate Denis Brogniart. Alexia Laroche-Joubert va plus loin : « L’émission est vraiment culte. Le terme est galvaudé mais pour Koh-Lanta, ça veut vraiment dire que, même sans vouloir parler du jeu, on peut utiliser l’expression “épreuve des poteaux” dans la vie de tous les jours. »
Denis Brogniart a une analyse chiffrée et implacable : « C’est la palme à l’ancienneté. Ça n’existe pas une émission de vingt ans qui fait entre 14 et 28 primes par an sur la plus grande chaîne et qui reste leader. » Virginie Spies, sémiologue spécialiste des médias, est d’accord avec cette analyse à laquelle elle ajoute une dimension intime : « L’émission est entrée dans nos vies parce que la télévision est un objet du quotidien, bien plus que le cinéma. La télé est faite pour être regardée à la maison, un lieu intime, et pour attirer un maximum d’audience avec, donc, des programmes non clivants. »
Click Here: st george illawarra dragons jerseyDes images dans nos cerveaux disponibles
« Je pense qu’il n’y a pas une personne en France qui peut dire qu’elle ne connaît pas du tout Koh-Lanta. Ça ne veut pas dire qu’elle regarde mais c’est quand même un phénomène de société suffisamment ancien pour que tout le monde sache de quoi on parle. », complète Denis Brogniart. Ainsi, même un téléspectateur assidu d’Arte ou un millenial qui se passe de petit écran saura ce que font trois gugusses perchés sur des poteaux au-dessus d’une eau cristalline. « C’est la force de la télévision, reconnaît Virginie Spies. Elle impose ses images au-delà de l’écran. »
Comme dans tout phénomène de société qui se respecte, les références à Koh-Lanta ont évolué avec le temps. Prenons par exemple, le monde de l’entreprise. « Pendant quelques années on a eu pas mal de littérature RH, raconte Alexandra Parisien, spécialiste en formation en ressources humaines. Il y avait des stages de team buildings, des formations manager, des choses comme ça, autour des valeurs véhiculées par l’émission et applicables à la vie en entreprise : la coopération, le dépassement de soi, la stratégie de groupe, la résilience… Mais depuis quelque temps, Koh-Lanta n’est plus totem. » En cause, la compétitivité exacerbée d’une part, qui ne passe pas toujours très bien et surtout le côté « sentence irrévocable » et les éliminations vexatoires. « L’émission est devenue très ambivalente dans l’esprit des gens qui aiment en rire entre eux mais n’apprécient pas que leur entreprise ou leur manager s’empare de ces codes. »
Les enfants veulent leur collier d’immunité
Virginie Spies analyse ce revirement en comparant Koh-Lanta à d’autres émissions de téléréalité. « Koh-Lanta véhicule des « valeurs » plus positives que Loft Story, bien sûr. Il y a du sport, du mental… Mais il y a aussi la stratégie qui a pris une part de plus en plus importante. Or, dans la société actuelle, et dans les entreprises notamment, c’est dangereux de faire parler les gens les uns contre les autres. »
Quentin et Aurélie, animateurs et organisateurs de fêtes pour enfant ont constaté le même revirement avec leurs propres « clients » : « Le problème, ce ne sont pas les enfants mais les parents, rigole Quentin, qui a animé des Breizh Koh-Lanta, cet été sur les plages de Côtes d’Armor. Les épreuves sont ludiques mais il y a parfois un mauvais esprit. Les papas crient sur leurs gosses et ça finit en larmes… » C’est pour cette raison que le couple a abandonné la thématique Koh-Lanta pour les goûters d’anniversaire : « En fait on a fait évoluer les épreuves pour que ce soit uniquement collaboratif et pas compétitif, explique Aurélie. Aujourd’hui, il ne faut pas faire perdre les enfants… »
Virginie Spies voit dans cette évolution vers une société plus policée, « une sorte de retour à L’école des fans où tout le monde gagne », une raison supplémentaire au succès d’audience de Koh-Lanta, spectacle expiatoire d’humains qui entre-déchirent : « Le sel de cette émission c’est que les gens se trahissent ! Au feu de camp, on est dans la sociologie de groupe en crise… »
Notre dossier sur Koh-Lanta
Alors, Koh-Lanta serait-il le miroir intime brisé de nos vies publiques en morceaux ? Le reflet dans une eau trouble de nos ego boursouflés (coucou Narcisse) ? « Peut-être, ou alors c’est beaucoup plus simple que ça, tranche Virginie Spies. Nicolas Pigasse quand il était à Public avait trouvé une formule pour les clichés people à succès : « Du bleu et de la peau. » Koh-Lanta a ça au programme. » Ça et ses poteaux.